mardi 27 septembre 2011

La vie artificielle, 20 ans après (2/4) : Comprendre le langage pour comprendre la culture

Par Rémi Sussan le 27/09/11

On l’a vu dans l’article précédent, les frontières de la vie artificielle sont assez difficiles à définir. Si, par bien de côtés, celle-ci se rapproche de la biologie théorique, une autre de ses tendances aborde l’ensemble des systèmes complexes autour de quelques principes de base. A commencer par la notion d’émergence, de bottom up : l’idée que des systèmes complexes puissent être générés spontanément par l’interaction entre une multitude d’agents. Ce principe d’émergence peut s’appliquer à n’importe quel phénomène décentralisé et collectif. En premier lieu, à l’esprit humain et ses productions. Et bien sûr, aux sociétés.

Jeux de langage

Le colloque Ecal s’est ainsi intéressé, pour une bonne part, à l’évolution du langage. Et ce, par un biais surprenant : la robotique.

Spécialisé dans cette étude, le Computer Science Laboratory, sous la houlette de Luc Steels, mène depuis plusieurs années des travaux sur l’évolution du langage au sein d’une population d’agents robotiques.

Luc Steels a commencé ses expériences par un travail nommé les “Talking Heads” ; pas le groupe de rock, mais un système par lequel deux robots inventent collaborativement un langage afin de communiquer à propos du monde extérieur. Le procédé a été appelé le “jeu de langage”.

D’après Steels et ses associés, les “jeux de langages” nous permettent d’observer la naissance de la grammaire. Une telle théorie va à l’encontre des idées de nombre de linguistes. La plupart d’entre eux pense en effet, sous l’influence de Noam Chomsky, que les structures linguistiques sont d’ores et déjà codées dans le cerveau, qu’il existe un organe de la parole déjà constitué. Les différentes “langues” parlées sur la planète ne seraient que des adaptations somme toute cosmétiques de ce langage cérébral fondamental.

De fait, les adeptes de la biolinguistique tiennent pour acquis que les structures du langage sont implantées dans notre cerveau. Pour eux, nous a expliqué Steels, l’essentiel du travail du linguiste va consister à étudier la transmission : comment le cerveau de l’enfant reçoit les signaux codés de ses parents (la “langue maternelle”) et les intègre via les structures innées qu’il possède. Mais comment le langage est-il né ? Par la sélection naturelle ? Pour certains linguistes, le langage est un système trop complexe pour être le produit de la sélection naturelle darwinienne.

Toutefois, précise Luc Steels, il existe un aspect du langage que la plupart des biolinguistes ignorent : pour que la parole naisse, il faut être deux. Avant d’étudier les structures du langage, il faut donc réfléchir à la nature d’une communication, et sur ce que peut être une communication réussie. Le langage n’est donc pas quelque chose qui se trouve à l’intérieur de chaque individu, mais une création collective qui s’opère lors de la communication.

Restait à le démontrer. C’est à cela que s’activent les “linguistes artificiels”.

Pour ce faire, ils vont élaborer des “jeux de langage”. Ces derniers sont très simples : deux robots, munis de capteurs et de caméras se trouvent dans le même environnement. L’un des deux montre un objet et le désigne en créant un mot de son cru. Le second peut alors le comprendre et utiliser le mot à son tour. Petit à petit, les deux machines s’entendront sur les termes à employer pour décrire leur environnement et les intégreront à leur vocabulaire commun. Évidemment, les choses se compliquent assez vite : va pour de simples mots, mais qu’en est-il des catégories ? Si le robot 1 dit “flub” en montrant une balle rouge, désigne-t-il l’objet “balle” ou la couleur rouge ? Après le vocabulaire, c’est la grammaire qu’il faut constituer. C’est à nombre de ces problèmes qu’a été consacré l’atelier d’Ecal du 8 août dernier : comment créer, par des jeux de langages, les différentes manières d’exprimer le temps, par exemple ? Ou comment des systèmes nerveux qui perçoivent différemment les choses, par exemple les couleurs, peuvent-ils s’entendre sur le mot “jaune”. Comment les mots peuvent-ils s’accorder entre eux ?

Pourquoi les expériences de jeux de langages du CSL font-elles partie du domaine de la “vie artificielle” et non du paysage de “l’intelligence artificielle” ? Une des raisons théoriques évidentes en est que le langage y est vu comme un système vivant, une création collective et décentralisée dans la grande lignée des systèmes émergents explorés par les tenants de la vie artificielle. L’autre raison est plus sociologique, comme l’a rappelé Steels lors de son introduction à l’atelier sur le langage : la communauté de la vie artificielle était simplement plus ouverte à ces idées nouvelles. On retrouve une caractéristique importante de la vie artificielle en tant que communauté : celle de constituer un pont entre diverses disciplines souvent trop fermées sur leurs méthodes et leur domaine d’étude.


Vidéo : Extrait vidéo de la conférence inaugurale de Luc Steels à l’exposition Cultures del Canvi, à Santa Monica, le 10 décembre 2009, sur le thème de la création de leur propre langage par les robots.

Civilisations artificielles

L’évolution du langage n’est pas la seule incursion de la vie artificielle dans l’univers de la culture. Nombreuses sont les expériences qui se sont succédé dans le domaine des “sociétés artificielles” ou dans celui de l’intelligence collective.
Au colloque Ecal, Ziad Kobti a ainsi présenté un système multi-agents permettant de modéliser la division du travail au sein d’un groupe. Différents agents logiciels aux compétences diverses entrent en compétition/coopération dans un environnement au sein duquel ils effectuent différents travaux. Selon leurs niveaux de capacités, ils se spécialiseront peu à peu dans une tâche donnée, quoique (c’est encore une de ces découvertes contre-intuitives propres aux systèmes multi-agents), pas forcément dans la tâche où ils sont le meilleur.

La grande question avec ces sociétés artificielles est celle de la “vie artificielle” : de même qu’il est finalement difficile de déduire d’une boucle de Langton ou d’un jeu de la vie des phénomènes propres à des systèmes biologiques précis, quelles conclusions peut-on tirer de ces systèmes formels quant à la vie de sociétés réelles ?

repastVillageIl faut alors que les auteurs de ces modèles se confrontent aux “big data’” issues des données réelles. Kobti est ainsi partie prenante du “Village Ecodynamics Project”. Ce projet “d’archéologie computationnelle” cherche à comprendre le déclin brutal de la population indienne du Mesa Verde aux alentours de 1200. Les raisons de cette dépopulation restent en effet assez mystérieuses. Apparemment, les autochtones possédaient assez de maïs pour subsister, ce qui évacue les explications simplistes de type famine.

On pourrait penser qu’il s’agit d’une application marginale, mais ce genre de chose est typique de l’histoire des civilisations : la mystérieuse disparition de la première civilisation Maya en est un cas d’école, ainsi que le brusque effondrement de l’Ancien Empire égyptien. En biologie on trouve aussi des extinctions de masse. Cette sorte d’évènement critique est une des caractéristiques des “systèmes émergents” étudiés par les chercheurs en vie artificielle. L’exemple classique en est ce tas de sable où l’on rajoute délicatement un grain après l’autre; jusqu’au moment où, pouf, tout s’écroule !
Les chercheurs du Village Ecodynamics Project ont créé une application (aller vers le milieu de la page pour trouver l’adresse de téléchargement) pour permettre à tout un chacun de jouer avec les paramètres de cette société indienne virtuelle. Mais il s’agit d’un programme un peu ancien qui n’intègre pas les modèles présentés au colloque de Paris.

L’abstract d’un article sur le sujet, – malheureusement indisponible aux non-abonnés – mentionne également que “Les archéologues affirment que les mondes virtuels constituent le meilleur moyen de tester des hypothèses complexes. Le domaine est également poussé par l’industrie des loisirs, car la technologie employée est la même que celle utilisée dans les jeux vidéos et les effets spéciaux, et de nombreuses universités ont récemment adopté des programmes de modélisation 3D”.

La vie artificielle aurait donc un impact sur les technologies actuelles ? Jusqu’ici, les travaux dont nous avons parlé appartenaient à la recherche fondamentale, ou concernaient des technologies dont la maturation apparaît comme encore lointaine. Mais peut-être qu’elle pourrait servir aujourd’hui… Reste à voir à quoi !

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