lundi 21 avril 2014

Réflexions sur la relation entre chercheurs et designers (1/2)

A lire sur: http://www.usinenouvelle.com/article/reflexions-sur-la-relation-entre-chercheurs-et-designers-1-2.N255635#xtor=EPR-169

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Alain Cadix 
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Dans sa précédente chronique, Alain Cadix soutenait que la "conversation" entre chercheurs et designers était, plus que d'autres, porteuse d'innovations radicales. Il revient aujourd'hui sur ce point en mettant en rapport les sciences et la création. Chargé de la Mission Design par les ministres du Redressement productif et de la Culture, l’ancien directeur de l'École nationale supérieure de création industrielle expose chaque semaine pour L'Usine Nouvelle sa vision des mutations de l'industrie par le prisme du design et de l'innovation.
Dans la précédente chronique je soutenais que la "conversation" entre chercheurs et designers était, plus que d'autres, porteuse d'innovations radicales. Revenons sur ce point en mettant en rapport les sciences et la création.

Je parle ici de sciences, non de technologie, même si leur frontière est poreuse. La technologie, outre sa présence déterminante dans les outils de la recherche, se manifestera le moment venu par l’objectivation des idées nées de la relation envisagée. La création est ici industrielle. Mais elle peut être artistique : "arts – sciences" est une autre forme de rencontre, comme celle organisée à Grenoble dans l’atelier éponyme. Mais les deux univers de la création ne sont pas disjoints : des performances et des installations peuvent avoir des retombées sociales et économiques par réappropriation industrielle. A Grenoble, le CEA mise sur cette possibilité ; on l’a vu récemment, pendant la Semaine de l’Industrie, pour le secteur de la ganterie avec le gant interactif de l’artiste Ezra.
LE DESIGNER DONNE DES FORMES À DES CONCEPTS SCIENTIFIQUES

Une grande figure du design italien, Andrea Branzi, dit du designer qu’il est un "inventeur de scénarios et de stratégies" ; que son projet s’exerce "sur les territoires de l’imaginaire (pour) créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions qui viendront augmenter l’épaisseur du réel". C’est probablement là que se situe la richesse de la "conversation" entre chercheurs et designers.

Face aux défis lancés à notre pays, à notre société, les programmes de recherche finalisés doivent être plus que jamais tirés par les grands enjeux contemporains et les connaissances scientifiques plus que jamais mises au service du quotidien des gens par les canaux des institutions et des entreprises. Mais la recherche, même appliquée, a des logiques qui l’éloignent du vulgaire. Il convient de l’y ramener. Par ailleurs les connaissances sont foisonnantes et elles ne sont pas directement transférables dans le monde sensible ; leurs effets ne vont pas de soi. Il faut une fonction intégratrice de connaissances, abondantes et protéiformes, et une fonction médiatrice entre l’univers de la science et la société : le design y contribue.

Les chercheurs tirent avantage de cette relation par la capacité des designers à donner forme à des concepts scientifiques et à les projeter dans des formes opératoires. Les designers figurent des possibles ; ils représentent parfois des utopies. Marquant une distance par une posture critique pour faire controverse, ils peuvent aussi donner forme aux dystopies qui accélèrent la prise de conscience de dérives du "progrès".

La mise en relation de la recherche et du design a donc vocation à tirer une part de la connaissance vers le monde visible, audible, palpable – sensible donc – et émotionnel, celui de la vie quotidienne des gens. Il ne s'agit pas d'instrumentaliser la science mais d'inscrire, dans la diversité de ses desseins, le bonheur de vivre et l’opportunité de vivre ensemble. Dans cette démarche, sont prises en compte des considérations sociales et sociétales, éthiques aussi, plus que des perspectives de marché ; pour autant celles-ci ne sont pas accessoires et seront appréciées au moment approprié.
BANNIR LA DICHOTOMIE APPARENTE ENTRE CHERCHEURS ET DESIGNERS

La dichotomie apparente – au chercheur les connaissances, au designer les usages – est à rejeter. C’est ensemble, dans des démarches mêlées, qu’ils deviennent des médiateurs entre les connaissances et les pratiques, des passerelles entre les laboratoires où s’expriment incertitudes et intuitions, et la société où se révèlent croyances et imaginaires. C’est ensemble qu’ils deviennent des inventeurs d’usages de connaissances. C’est ensemble enfin qu’ils génèrent des idées de recherches complémentaires en ouvrant les pistes insoupçonnées d’applications possibles.  

Une autre raison, justifiant la relation entre la recherche scientifique et le design, est relative à la forme des objets ; la forme étant l’essence même du design. Mais il faut donner au mot un sens vivant : "La forme (Gestalt) au sens vivant est une forme avec des fonctions sous-jacentes : en quelque sorte une fonction de fonctions" (Paul Klee).

Depuis la Grèce antique la géométrie s’intéresse aux figures formelles ; depuis quelques décennies les neurosciences étudient notamment la perception des formes et de leurs mouvements, et la sémiologie analyse leurs signes et leurs sens. Par ailleurs, avec Prigogine, Thom, Mandelbrot, et d’autres depuis, les théories morphologiques se sont consacrées à l’étude des formes naturelles, à leur modélisation, à leur simulation. Des regards de ces disciplines, plus systématiquement portés sur les formes de cette "nature artificielle" que constitue notre environnement quotidien, peuvent être utiles au design. On peut citer les apports de la physiologie et des sciences cognitives à l’ergonomie, une de ses composantes.

Enfin, la recherche et le design peuvent s’enrichir mutuellement dans le champ des méthodes, là où la raison et l’intuition, le raisonnement et l’expérience, le déductif et l’inductif, l’objectif et le subjectif, sont dans un rapport dialectique permanent. Nous reviendrons sur ce point.

Face aux défis gigantesques de notre société, de notre pays, on a beaucoup essayé pour inventer le "système d’après", hors la combinaison, ménagée de façon adéquate, de la raison et de l’imaginaire, des connaissances et des usages, de la science et de la création industrielle.
Alain Cadix, chargé de la Mission Design auprès des ministères du Redressement productif et de la Culture
@AlainCadix

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