lundi 14 avril 2014

"Un bon manager fait confiance à l’autre... même s'il est pénible, fragile, limité" estime le philosophe Yann-Hervé Martin

A lire sur: http://www.usinenouvelle.com/article/un-bon-manager-fait-confiance-a-l-autre-meme-s-il-est-penible-fragile-limite-estime-le-philosophe-yann-herve-martin.N249727#xtor=EPR-254

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Yann-Hervé Martin 
  Avec Isabelle Barth, la directrice générale de l’Ecole de management de Strasbourg, Yann-Hervé Martin vient de publier "La manager et le philosophe" (le Passeur Editeur). Dans ce véritable dialogue, l’agrégé de philosophie apporte un éclairage original sur les principales notions du management tel qu’il est pratiqué. Il revient sur les enjeux philosophiques de l’approche managériale dans l’entretien qu’il nous a accordé. Et donne même une définition pleine de sagesse du bon manager.
L’Usine Nouvelle - Comment est né le projet de votre livre "La manager et le philosophe" ?
Yann-Hervé Martin - à l’origine, Isabelle Barth voulait qu’un philosophe vienne donner des conférences aux élèves de l’Ecole de management de Strasbourg. Elle a contacté le responsable de la faculté de philosophie qui m’a proposé de m’en occuper. Ces cours ont été très suivis. Isabelle Barth m’a proposé d’en reprendre le contenu sous forme de livre. Très vite, l’idée d’un dialogue nous a semblé la meilleure, car il permet d’exprimer les deux approches. Nous n’avons pas cherché à être d’accord coûte que coûte. Le livre montre quels sont nos points de désaccord. De même nous ne voulions pas proposer un livre de solutions valables pour tous tout le temps, mais donner des éléments pour penser les situations.
Etait-ce aussi pour vous deux un moyen de dire que les deux lectures de l’entreprise, l’une philosophique, l’autre managériale, cohabitent ? Qu’il n’y en a pas une qui doit dominer l’autre ?
Pour nous, le réel est si riche qu’il se prête à plusieurs lectures. Nous observons la même réalité, mais on ne le voit pas avec les mêmes perspectives. Ce que nous avons voulu c’est décaler les perspectives. Dans le discours, certains managers, certains chefs d’entreprises ont la prétention de dire le réel, d'exprimer une réalité qui serait la seule possible. Ils vont déclarer des phrases du type "je suis réaliste, je sais ce qu’il faut faire…". Ce type de réalisme est un appauvrissement du réel, car il est réduit à la seule dimension économique. Ce faisant, on perd toute une série d’autres dimensions.
Mais tous les managers ne tiennent pas ce genre de discours. Certains, convaincus que le discours managérial est insuffisant à appréhender la réalité dans toutes ses composantes, pensent qu’ils doivent ouvrir de nouvelles perspectives. Evidemment, ceux-là sont persuadés que la philosophie peut leur apporter quelque chose, puisqu’ils viennent me voir.
Et que peut-elle leur apporter justement ?
La philosophie apprend à sortir le nez du guidon, à prendre du champ, à réfléchir au-delà.
Il y a un retour sur investissement à être philosophe ? De combien ?
Il n’est pas vraiment mesurable de cette façon. J’intervenais récemment devant des commerciaux et je leur disais justement que la philosophie ne les aiderait pas à être de meilleurs vendeurs, mais qu’elle pouvait les aider à s’interroger sur leurs pratiques. Elle va les aider à pratiquer la distanciation critique. Elle ne va pas leur apprendre de nouvelles méthodes, mais à avoir un autre regard sur ce qu’ils font, croient savoir et croient savoir faire. Le retour sur investissement ne peut se faire que dans la durée.   
Pardon d’insister, mais au-delà de l’enrichissement personnel des personnes, qu’est ce que cela peut apporter dans la pratique professionnelle ?
Je vais prendre un exemple. Un directeur de banque m’avait demandé de venir participer à un séminaire sur la prise de risque. Durant la discussion, je remettais en cause la pratique des objectifs chiffrés, qui sont souvent stressants, artificiels… Derrière la prétendue rationalité de cette méthode, il y a finalement beaucoup d’arbitraire. Le directeur de banque défendait à l’inverse cette pratique managériale allant jusqu’à dire "on ne peut pas y renoncer. Il faut les maintenir, quitte à revenir dessus en cours d’année en fonction de la conjoncture" !
Ce que je préconise, c’est qu’il vaudrait peut-être mieux partir des moyens dont on dispose et agir de sorte d’en obtenir le maximum possible, plutôt que fixer un objectif, qui est - je me répète - une source de stress…pour finalement ne pas le tenir. Sans oublier qu’on peut très bien atteindre un objectif en étant porté par la conjoncture, alors que si on avait réfléchi à nos manières de faire, si on les avait adaptées, on aurait pu faire beaucoup mieux…
Comment le philosophe que vous êtes explique-t-il cet attachement aux chiffres, cette croyance que tout peut être réduit à des nombres ?
Il faut se méfier de cette dimension de la culture occidentale, qu’on ne trouve pas dans la pensée chinoise par exemple et qui est pour cette raison très intéressante, comme l’ont montré les travaux deFrançois Jullien. Je crois qu’il y a comme une envie de faire passer le monde de l’entreprise pour un univers rationnel, prévisible, où les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Or c’est un leurre total. L’entreprise, l’économie est un univers fait d’hommes et de femmes qui se meuvent dans un environnement complexe, soit tout le contraire de la rationalité. Plutôt que d’assumer cette part d’irrationnel, l’univers économique préfère se rassurer avec des procédures, des objectifs…  Pourtant le monde économique devrait le savoir : en effet, entreprendre c’est consentir au risque du réel, dont les figures ne sont jamais ni prévisibles ni modélisables.
Comment interprétez-vous toutes les critiques faites au travail ? On parle de plus en plus de souffrance au travail, alors qu’il reste aussi une valeur forte, une source d’épanouissement. Comment lisez-vous cette évolution contradictoire ?
Pour cela, il faut revenir très en arrière. Pendant des siècles, le travail a été pensé comme une nécessité pour survivre. Pour en parler, Nietzsche évoque le "dur labeur du matin au soir", une expression qui n’a rien à voir avec l’épanouissement personnel, au contraire.
C’est au dix-huitième siècle que la perception commence à changer, notamment avec les penseurs libéraux qui vont faire du travail un facteur d’émancipation, de libération. Le développement du travail des femmes va renforcer cette tendance, si bien qu’il y a un véritable renversement, qui est total, de la façon dont le travail est perçu. D’un coup, on lui accorde beaucoup de qualités.
Ce qui se passe actuellement me semble être un retour de manivelle assez logique. On a trop attendu du travail et il se rappelle à nous. C’est une sorte de dépression au sens physique du terme, entre les hautes attentes d’un côté et la réalité observée. Ajoutez à cela des discours politiques, de gauche et de droite, assez naïfs, qui font du travail la solution de tous les problèmes. Or, si le travail peut être un facteur d’épanouissement personnel, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas de travail sans contraintes, sans relations humaines. Il est souvent les deux simultanément.
Justement, le travail, l’entreprise, restent des lieux de pouvoir. Quel est la nature de ce dernier ?
Un des apports que le philosophe peut avoir c’est d’éviter la grande confusion sur les mots. Or, on confond souvent pouvoir et autorité. Le pouvoir est toujours délégué par quelqu’un ou par une organisation. A l’inverse l’autorité est une qualité liée à la personne. L’autorité d’une personne n’existe que parce qu’elle est reconnue par les autres. On peut donc avoir un pouvoir sans autorité ou l’inverse.
Les entreprises peuvent déléguer du pouvoir, elles ne peuvent pas donner l’autorité. Cela ouvre un champ très intéressant, où il va s’agir de donner le pouvoir à ceux dont on a vérifié auparavant qu’ils ont de l’autorité. Les choses sont plus compliquées quand on recrute en dehors de l’entreprise. Là on ne connaît pas l’autorité de la personne, mais on connaît le pouvoir qu’on est prêt à lui donner. C’est une question très compliquée, car une personne qui a le pouvoir mais pas d’autorité vire dans l’autoritarisme, qui, en dépit de son nom, est la marque de l’absence totale d’autorité.  
Pour finir, qu’est-ce qu’un bon manager selon un philosophe ?
Avant tout, c’est une personne qui aime les Hommes et qui croît en eux. Il sait qu’il est obligé de travailler avec eux, de répartir les tâches entre eux… Il ne peut pas se passer d’eux. Si on pense que les Hommes ne sont que des ressources capitalisables, on risque de créer du ressentiment et il est peu probable qu’on soit un bon manager.
Un bon manager c’est quelqu’un qui sait reconnaître l’Autre dans toutes ces dimensions, c’est-à-dire ses compétences mais aussi ses sentiments, ses émotions, ses angoisses, ses désirs… Un bon manager doit être capable d’humanisme intégral. Il sait qu’il faut compter avec l’Autre, qu’il faut lui faire confiance malgré tout ce qu’il peut avoir de fragile, limité, pénible. Car il sait qu’il a lui aussi les mêmes limites.
Propos recueillis par Christophe Bys

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